[NCUC-DISCUSS] Enzensberger (for the Francophiles)

Nicolas Adam nickolas.adam at gmail.com
Tue Oct 29 16:47:57 CET 2013


Un bon texte Deedee.

Merci de l'avoir partagé.

Nicolas

On 28/10/2013 10:02 PM, DeeDee Halleck wrote:
> Elle fut toujours bruyante. Aujourd'hui, on peut encore entendre, sur 
> un certain nombre de marchés, la voix des camelots. Elle est agaçante, 
> mais inoffensive. Lorsque la révolution industrielle lança le coup 
> d'envoi de la consommation de masse, la réclame passa au régime 
> industriel. Dans les milieux qui se prenaient pour l'élite, on tint 
> longtemps pour vulgaire de se vanter soi-même, ou de vanter ses 
> produits. Le fait que le secteur ait rebaptisé son activité « 
> publicité » n'a pas amélioré sa réputation.
>
> Des natures moins snobs participent aujourd'hui comme jadis à des 
> jeux-concours, échangent des bons de réduction et comparent remises et 
> promotions-bonnes affaires. Comment peut-on parler avec autant de 
> bonhomie du terrorisme de la publicité ? N'est-on pas trop optimiste ? 
> Et en quoi le tam-tam du camelot a-t-il absolument à voir avec la 
> politique ?
>
> Même si la clientèle ingénue ne veut rien en savoir, il est un fait : 
> la politique s'est très vite emparée de la publicité - l'inverse étant 
> tout aussi vrai. La publicité est devenue, au plus tard à partir des 
> années 1920, une force politique. Les partis se sont imposés comme des 
> marques commerciales déposées et, afin d'obtenir des parts de marché, 
> ont lutté plutôt au moyen de slogans qu'au moyen d'arguments.
>
> Au cours des années de crise et de guerre civile qui succédèrent en 
> Allemagne à la première guerre mondiale, la propagande avait atteint 
> des proportions effrayantes. Aucune dictature du siècle ne s'en 
> sortirait sans la « créativité » de spécialistes en publicité. Ce 
> furent eux qui s'occupèrent des formulations les plus efficaces 
> lorsqu'il fut question de campagne de dénigrement antisémite, 
> d'agit-prop, de procès spectacles, de préparatifs de guerre et de 
> culte de la personnalité.
>
> « UN PEUPLE, UN REICH, UN FÜHRER »
>
> Après 1945, il devint inenvisageable de faire des affaires avec des 
> paroles du genre « Un peuple, un Reich, un Führer », ou avec des mises 
> en scène de réunions politiques de masse à la Leni Riefenstahl. Aussi, 
> lorsqu'en 1989 ce fut un peu plus qu'un mur qui tomba, et lorsque 
> disparurent les banderoles qui proclamaient ce que signifiait 
> apprendre à triompher de l'Union soviétique, les spécialistes émérites 
> de l'agit-prop durent chercher du regard de nouveaux champs 
> d'activité. Etant donné leur souplesse d'esprit, il ne leur fut pas 
> difficile de s'adapter lorsque sonna l'armistice de la guerre froide.
>
> Le besoin de tels spécialistes avait déjà pris une forte importance 
> depuis le développement des médias de masse. Balzac et Zola savaient, 
> en leur temps, que la presse ne pouvait pas vivoter de la seule vente 
> des journaux. Les agences publicitaires fleurissaient au fur et à 
> mesure que se développait l'édition de magazines et de journaux à 
> sensation. Lorsque la radio et la télévision devinrent des médias de 
> masse, elles conclurent en Amérique un pacte à la vie à la mort avec 
> la « Madison Avenue » à New York, où se sont historiquement installées 
> les grandes agences de publicité. Les films et les informations 
> seraient interrompus et rallongés de façon routinière par des 
> intermèdes publicitaires.
>
> Ce que cela impliqua comme conséquences politiques et 
> sociopsychologiques n'a été jusqu'à présent qu'insuffisamment exploré. 
> Une armée d'universitaires-consultants, de sociologues et de 
> spécialistes en études de marché, qui se mit au service des industries 
> concernées, s'est chargée de ne pas le faire. Dans une économie de la 
> captation de l'attention, il ne doit qu'en tout dernier lieu être 
> question d'élucider le monde dans lequel on vit. On s'évertuera pour 
> cette raison à privatiser l'espace public et à soutirer à la 
> population le temps qui lui est laissé pour vivre sa vie. La publicité 
> a atteint ces objectifs.
>
> Elle a dévasté l'habitat avec ses panneaux lumineux, ses enseignes et 
> ses banderoles. Les grands axes de circulation, les gares et les 
> stations de bus et métro sont encombrés de toutes parts de 
> panneaux-écrans sur lesquels un quelconque « annonceur » cherche à 
> écouler quelque chose. Avec la même violence, la publicité s'introduit 
> dans l'espace privé des hommes et leur vole autant de temps que 
> possible. Personne ne peut aujourd'hui entrer dans un cinéma sans être 
> importuné par les beuglements de la publicité. Un autre vieux moyen de 
> communication, le téléphone, a lui aussi été colonisé par les 
> entreprises de marketing et autres voleurs d'attention. La grande 
> famille des publicités-déchets fait, avec ses prospectus et ses 
> newsletters, l'essentiel des échanges postaux.
>
> Il est difficile de comprendre quelle longanimité permet à l'humanité 
> de tolérer ces abus. La résistance s'organisa de façon timide : « Pas 
> de publicité ! », lit-on sur de nombreuses boîtes aux lettres, une 
> requête ignorée par les distributeurs d'ordures sous-payés qui doivent 
> remplir leurs quotas. Aucune protection n'est à espérer de la part des 
> institutions étatiques.
>
> Tout cela fait pourtant partie d'une phase de l'évolution technique 
> qui donne déjà une impression de suranné. Car la puissance politique 
> de la publicité a pris au cours des trois, quatre dernières décennies 
> une ampleur sans précédent. Ce furent l'invention de l'ordinateur et 
> la mise en place d'Internet qui rendirent cela possible.
>
> LES MISES À JOUR SONT TRAFIQUÉES
>
> Depuis, Google, Facebook, Yahoo & Co - et leurs valeurs boursières - 
> éclipsent les vieux monstres de l'industrie lourde et des capitaux 
> financiers. Tout le monde apparaît dans leurs fichiers clientèle. Leur 
> principe de base est de ne générer par eux-mêmes aucun contenu. Cette 
> tâche, ils la laissent à d'autres médias ou bien aux utilisateurs, qui 
> leur fournissent gratuitement informations ou détails sur leurs vies 
> privées. Ce modèle commercial dépend du financement par la publicité. 
> Ces groupes disparaissent s'ils ne font pas de la retape. Il n'y a pas 
> de moteur de recherche neutre. Les mises à jour sont trafiquées, les 
> recommandations d'achat falsifiées, les enfants rééduqués en bons 
> petits clients. Certes, des géants du commerce comme Amazon doivent se 
> coltiner comme avant l'expédition des biens matériels, et des groupes 
> comme Microsoft ou Apple vivent encore de la vente de leurs logiciels 
> et de leur matériel informatique. Mais qui veut gérer des milliards de 
> clients doit collecter leurs données personnelles. Des méthodes 
> mathématiques, qui s'avèrent de très loin supérieures aux méthodes 
> jadis utilisées par les techniciens de la domination politique des 
> polices secrètes, servent à cela.
>
> La publicité a ainsi adopté une nouvelle dimension politique. Car les 
> groupes américains qui dominent l'Internet sont des alliés des « Etats 
> dans l'Etat ». Les relations qu'ils entretiennent avec les services 
> secrets reposent sur de solides intérêts communs ; groupes industriels 
> comme services secrets ont besoin de toutes les informations 
> disponibles permettant de contrôler la population. On se met d'accord 
> sur le fait que les droits fondamentaux ne sont que des vestiges de 
> temps révolus. De façon très obligeante, l'un des protagonistes les 
> plus puissants, le créateur de Facebook, Mark Zuckerberg, est 
> convaincu que l'époque de la sphère privée est terminée.
>
> Alors que la politique européenne fait celle qui ne se doute de rien, 
> joue à la dégonflée, on remarque que ceux qui s'opposent aux « Etats 
> dans l'Etat » viennent justement des Etats-Unis. Les lanceurs d'alerte 
> traités de traîtres, comme le sont M. Manning et M. Snowden, restent 
> fidèles à la Constitution de leur pays.
>
> Il est difficile de déterminer avec précision qui est aux manettes 
> dans le camp de la surveillance et du contrôle. S'agit-il desdits « 
> services » étatiques, qui se sont émancipés de tout contrôle 
> démocratique ? Leur père fondateur, J. Edgar Hoover, le patron du FBI, 
> avait déjà réussi à intimider des présidents avec ses dossiers. 
> Aujourd'hui, les chefs de gouvernement regardent de monstrueux 
> services jouer aux patrons.
>
>
> S'agit-il donc de ces organisations qui gardent la situation bien en 
> main, en se cachant derrière les acronymes des services de 
> renseignement comme NSA, DGSE et BND ? Ou bien s'agit-il plutôt de 
> leurs complices, les groupes industriels d'Internet, qui maîtrisent 
> les données ? Ce partenariat forme un univers politique parallèle dans 
> lequel la démocratie ne joue plus le moindre rôle.
>
> On trouve encore dans cette association un troisième larron : la 
> criminalité organisée. Là encore, il n'est pas évident de comprendre à 
> quoi on a affaire. Certes, tout « utilisateur » sait bien que des 
> syndicats du crime internationaux s'activent en permanence sur la 
> Toile afin de voler des données, afin de semer spams, attaques par 
> hameçonnage, virus et chevaux de Troie, afin de blanchir l'argent de 
> la drogue, de faire du commerce d'armes. Et saisir ainsi toutes les 
> occasions d'argent sale que le flux de données a à offrir. Mais les 
> frontières entre les affaires civiles et militaires, entre les 
> cellules d'espionnage et les cellules terroristes sont floues, car 
> toutes les parties utilisent les mêmes méthodes et recrutent les mêmes 
> informaticiens, hackeurs et cryptographes à partir d'une même 
> pépinière de talents.
>
> Cela vaut pour un autre participant à ce jeu avec la Toile. Il est de 
> loin le plus petit. Son rôle est celui du trouble-fête. Parce que 
> l'anonyme guérillero du Web fonctionne à l'écart de toute forme 
> d'organisation hiérarchique, en s'en passant fort bien, il est 
> difficilement saisissable. Cette forme avancée de résistance civique 
> réserve probablement encore aux services secrets plus d'une fâcheuse 
> surprise.
>
> Ce qui est beau dans le régime post-démocratique dans lequel nous 
> vivons, c'est son silence. Les rôles du gardien d'immeuble-espion et 
> du délateur sont désormais assurés par des millions de caméras de 
> surveillance et de téléphones portables. Pour la très grande majorité 
> des gens, c'est chose assez agréable. Doit-on alors appeler progrès 
> historique le fait de découvrir que la surveillance totale et le 
> contrôle total de la population s'avèrent également possibles avec des 
> moyens relativement non violents, relativement peu sanglants ?
>
> Cette situation est garantie par la domination des services secrets et 
> leur alliance avec la publicité. Qui s'accommode donc de ce régime le 
> fait à ses risques et périls.
>
> Traduit de l'allemand par Frédéric Joly
>
> Hans Magnus Enzensberger (Poète, écrivain, traducteur et journaliste)
>
> Hans Magnus Enzensberger
> Poète, écrivain, traducteur et journaliste allemand, également connu 
> sous le pseudonyme d'Andreas Thalmayr. Célèbre pour sa critique du 
> monde contemporain, il a notamment publié, chez Gallimard, « Le 
> Perdant radical : essai sur les hommes de la terreur » (2006) et « Le 
> Doux Monstre de Bruxelles ou L'Europe sous tutelle » (2011).
>
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