[NCUC-DISCUSS] Enzensberger (for the Francophiles)

DeeDee Halleck deedeehalleck at gmail.com
Tue Oct 29 03:02:34 CET 2013


Elle fut toujours bruyante. Aujourd'hui, on peut encore entendre, sur un
certain nombre de marchés, la voix des camelots. Elle est agaçante, mais
inoffensive. Lorsque la révolution industrielle lança le coup d'envoi de la
consommation de masse, la réclame passa au régime industriel. Dans les
milieux qui se prenaient pour l'élite, on tint longtemps pour vulgaire de
se vanter soi-même, ou de vanter ses produits. Le fait que le secteur ait
rebaptisé son activité << publicité >> n'a pas amélioré sa réputation.

Des natures moins snobs participent aujourd'hui comme jadis à des
jeux-concours, échangent des bons de réduction et comparent remises et
promotions-bonnes affaires. Comment peut-on parler avec autant de bonhomie
du terrorisme de la publicité ? N'est-on pas trop optimiste ? Et en quoi le
tam-tam du camelot a-t-il absolument à voir avec la politique ?

Même si la clientèle ingénue ne veut rien en savoir, il est un fait : la
politique s'est très vite emparée de la publicité  - l'inverse étant tout
aussi vrai. La publicité est devenue, au plus tard à partir des années
1920, une force politique. Les partis se sont imposés comme des marques
commerciales déposées et, afin d'obtenir des parts de marché, ont lutté
plutôt au moyen de slogans qu'au moyen d'arguments.

Au cours des années de crise et de guerre civile qui succédèrent en
Allemagne à la première guerre mondiale, la propagande avait atteint des
proportions effrayantes. Aucune dictature du siècle ne s'en sortirait sans
la << créativité >> de spécialistes en publicité. Ce furent eux qui
s'occupèrent des formulations les plus efficaces lorsqu'il fut question de
campagne de dénigrement antisémite, d'agit-prop, de procès spectacles, de
préparatifs de guerre et de culte de la personnalité.

<< UN PEUPLE, UN REICH, UN FÜHRER >>

Après 1945, il devint inenvisageable de faire des affaires avec des paroles
du genre << Un peuple, un Reich, un Führer >>, ou avec des mises en scène de
réunions politiques de masse à la Leni Riefenstahl. Aussi, lorsqu'en 1989
ce fut un peu plus qu'un mur qui tomba, et lorsque disparurent les
banderoles qui proclamaient ce que signifiait apprendre à triompher de
l'Union soviétique, les spécialistes émérites de l'agit-prop durent
chercher du regard de nouveaux champs d'activité. Etant donné leur
souplesse d'esprit, il ne leur fut pas difficile de s'adapter lorsque sonna
l'armistice de la guerre froide.

Le besoin de tels spécialistes avait déjà pris une forte importance depuis
le développement des médias de masse. Balzac et Zola savaient, en leur
temps, que la presse ne pouvait pas vivoter de la seule vente des journaux.
Les agences publicitaires fleurissaient au fur et à mesure que se
développait l'édition de magazines et de journaux à sensation. Lorsque la
radio et la télévision devinrent des médias de masse, elles conclurent en
Amérique un pacte à la vie à la mort avec la << Madison Avenue >> à New York,
où se sont historiquement installées les grandes agences de publicité. Les
films et les informations seraient interrompus et rallongés de façon
routinière par des intermèdes publicitaires.

Ce que cela impliqua comme conséquences politiques et sociopsychologiques
n'a été jusqu'à présent qu'insuffisamment exploré. Une armée
d'universitaires-consultants, de sociologues et de spécialistes en études
de marché, qui se mit au service des industries concernées, s'est chargée
de ne pas le faire. Dans une économie de la captation de l'attention, il ne
doit qu'en tout dernier lieu être question d'élucider le monde dans lequel
on vit. On s'évertuera pour cette raison à privatiser l'espace public et à
soutirer à la population le temps qui lui est laissé pour vivre sa vie. La
publicité a atteint ces objectifs.

Elle a dévasté l'habitat avec ses panneaux lumineux, ses enseignes et ses
banderoles. Les grands axes de circulation, les gares et les stations de
bus et métro sont encombrés de toutes parts de panneaux-écrans sur lesquels
un quelconque << annonceur >> cherche à écouler quelque chose. Avec la même
violence, la publicité s'introduit dans l'espace privé des hommes et leur
vole autant de temps que possible. Personne ne peut aujourd'hui entrer dans
un cinéma sans être importuné par les beuglements de la publicité. Un autre
vieux moyen de communication, le téléphone, a lui aussi été colonisé par
les entreprises de marketing et autres voleurs d'attention. La grande
famille des publicités-déchets fait, avec ses prospectus et ses
newsletters, l'essentiel des échanges postaux.

Il est difficile de comprendre quelle longanimité permet à l'humanité de
tolérer ces abus. La résistance s'organisa de façon timide : << Pas de
publicité ! >>, lit-on sur de nombreuses boîtes aux lettres, une requête
ignorée par les distributeurs d'ordures sous-payés qui doivent remplir
leurs quotas. Aucune protection n'est à espérer de la part des institutions
étatiques.

Tout cela fait pourtant partie d'une phase de l'évolution technique qui
donne déjà une impression de suranné. Car la puissance politique de la
publicité a pris au cours des trois, quatre dernières décennies une ampleur
sans précédent. Ce furent l'invention de l'ordinateur et la mise en place
d'Internet qui rendirent cela possible.

LES MISES À JOUR SONT TRAFIQUÉES

Depuis, Google, Facebook, Yahoo & Co  - et leurs valeurs boursières  -
éclipsent les vieux monstres de l'industrie lourde et des capitaux
financiers. Tout le monde apparaît dans leurs fichiers clientèle. Leur
principe de base est de ne générer par eux-mêmes aucun contenu. Cette
tâche, ils la laissent à d'autres médias ou bien aux utilisateurs, qui leur
fournissent gratuitement informations ou détails sur leurs vies privées. Ce
modèle commercial dépend du financement par la publicité. Ces groupes
disparaissent s'ils ne font pas de la retape. Il n'y a pas de moteur de
recherche neutre. Les mises à jour sont trafiquées, les recommandations
d'achat falsifiées, les enfants rééduqués en bons petits clients. Certes,
des géants du commerce comme Amazon doivent se coltiner comme avant
l'expédition des biens matériels, et des groupes comme Microsoft ou Apple
vivent encore de la vente de leurs logiciels et de leur matériel
informatique. Mais qui veut gérer des milliards de clients doit collecter
leurs données personnelles. Des méthodes mathématiques, qui s'avèrent de
très loin supérieures aux méthodes jadis utilisées par les techniciens de
la domination politique des polices secrètes, servent à cela.

La publicité a ainsi adopté une nouvelle dimension politique. Car les
groupes américains qui dominent l'Internet sont des alliés des << Etats dans
l'Etat >>. Les relations qu'ils entretiennent avec les services secrets
reposent sur de solides intérêts communs ; groupes industriels comme
services secrets ont besoin de toutes les informations disponibles
permettant de contrôler la population. On se met d'accord sur le fait que
les droits fondamentaux ne sont que des vestiges de temps révolus. De façon
très obligeante, l'un des protagonistes les plus puissants, le créateur de
Facebook, Mark Zuckerberg, est convaincu que l'époque de la sphère privée
est terminée.

Alors que la politique européenne fait celle qui ne se doute de rien, joue
à la dégonflée, on remarque que ceux qui s'opposent aux << Etats dans l'Etat
>> viennent justement des Etats-Unis. Les lanceurs d'alerte traités de
traîtres, comme le sont M. Manning et M. Snowden, restent fidèles à la
Constitution de leur pays.

Il est difficile de déterminer avec précision qui est aux manettes dans le
camp de la surveillance et du contrôle. S'agit-il desdits << services >>
étatiques, qui se sont émancipés de tout contrôle démocratique ? Leur père
fondateur, J. Edgar Hoover, le patron du FBI, avait déjà réussi à intimider
des présidents avec ses dossiers. Aujourd'hui, les chefs de gouvernement
regardent de monstrueux services jouer aux patrons.


S'agit-il donc de ces organisations qui gardent la situation bien en main,
en se cachant derrière les acronymes des services de renseignement comme
NSA, DGSE et BND ? Ou bien s'agit-il plutôt de leurs complices, les groupes
industriels d'Internet, qui maîtrisent les données ? Ce partenariat forme
un univers politique parallèle dans lequel la démocratie ne joue plus le
moindre rôle.

On trouve encore dans cette association un troisième larron : la
criminalité organisée. Là encore, il n'est pas évident de comprendre à quoi
on a affaire. Certes, tout << utilisateur >> sait bien que des syndicats du
crime internationaux s'activent en permanence sur la Toile afin de voler
des données, afin de semer spams, attaques par hameçonnage, virus et
chevaux de Troie, afin de blanchir l'argent de la drogue, de faire du
commerce d'armes. Et saisir ainsi toutes les occasions d'argent sale que le
flux de données a à offrir. Mais les frontières entre les affaires civiles
et militaires, entre les cellules d'espionnage et les cellules terroristes
sont floues, car toutes les parties utilisent les mêmes méthodes et
recrutent les mêmes informaticiens, hackeurs et cryptographes à partir
d'une même pépinière de talents.

Cela vaut pour un autre participant à ce jeu avec la Toile. Il est de loin
le plus petit. Son rôle est celui du trouble-fête. Parce que l'anonyme
guérillero du Web fonctionne à l'écart de toute forme d'organisation
hiérarchique, en s'en passant fort bien, il est difficilement saisissable.
Cette forme avancée de résistance civique réserve probablement encore aux
services secrets plus d'une fâcheuse surprise.

Ce qui est beau dans le régime post-démocratique dans lequel nous vivons,
c'est son silence. Les rôles du gardien d'immeuble-espion et du délateur
sont désormais assurés par des millions de caméras de surveillance et de
téléphones portables. Pour la très grande majorité des gens, c'est chose
assez agréable. Doit-on alors appeler progrès historique le fait de
découvrir que la surveillance totale et le contrôle total de la population
s'avèrent également possibles avec des moyens relativement non violents,
relativement peu sanglants ?

Cette situation est garantie par la domination des services secrets et leur
alliance avec la publicité. Qui s'accommode donc de ce régime le fait à ses
risques et périls.

Traduit de l'allemand par Frédéric Joly

Hans Magnus Enzensberger (Poète, écrivain, traducteur et journaliste)

Hans Magnus Enzensberger
Poète, écrivain, traducteur et journaliste allemand, également connu sous
le pseudonyme d'Andreas Thalmayr. Célèbre pour sa critique du monde
contemporain, il a notamment publié, chez Gallimard, << Le Perdant radical :
essai sur les hommes de la terreur >> (2006) et << Le Doux Monstre de
Bruxelles ou L'Europe sous tutelle >> (2011).


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